BRÛLURES EN ÂMES CREOLES (2/2)

Patrick CHAMOISEAU

Pour le reste, ce sont les évènements tragiques rapportés dans le journal qui renforçaient dans nos vies la peur du feu et des brûlures. D'abord cette brûlure terrible du visage infligée par des femmes jalouses à leurs hommes infidèles. Le coup-d'acide était une arme que les femmes privilégiaient juste avant le coup de ciseaux. Cette pratique du jet d'acide remonte à je ne sais quel enfer plantationnaire, et si ce phénomène s'est largement atténué il persiste encore en tressaillements fossiles. Viennent aussi ces lampes à pétrole qui explosent, ces bouteilles de gaz qui font tempêtes, ces lampes-à-la-vierge qui font griller les draps et les matelas, en entraînant de raides désastres humains. Mais ce qui m'a marqué le plus, et qui provient certainement des profondeurs esclavagistes, ce sont ces punitions que certaines manmans infligeaient à leur petit voleur. Celui qui avait dérobé quelque chose pouvait se voir plonger la main dans une casserole d'eau chaude. Bien des manman sans jamais passer à l'acte menaçaient ainsi leur grappilleur de porte-monnaie : An ké fouté lan men'w adan an bonb dlo cho ! Cette menace était mise à exécution en divers coin du pays, s'étalait dans la rubrique des faits divers, et servait de gendarme à nos inconsciences chapardeuses. La main brûlée ainsi, allait bien au delà de l'intention première qui n'était pas de mutiler, mais bien de corriger. L'éducation populaire créole, formatée par les pratiques esclavagistes, était d'une rigueur qui épouvante les consciences contemporaines.
Mais aujourd'hui que les lampes ne sont plus là, que l'éducation perd de sa rigueur pour le meilleur et pour le pire, la prévention reste un peu désarmée. L'espace domestique moderne a sans doute tendu de nouveaux pièges à brûlures que les expériences n'ont pas encore décodés. Dans les appartements nouveaux, le feu est là, caché, et la brûlure se dissimule dans des formes et présences pas toujours bien identifiées. C'est vrai que Ti-Jean l'horizon, Manman dlo, Ti-sapotille ignorent ces nouveaux dangers-là, et que de toutes manières, ils ne racontent plus rien. Reste à trouver les nouveaux contes, et les nouveaux conteurs, et le nouvel apprentissage de la sécurité face aux feux invisibles. Là encore, je me souviens de Man Ninotte, de sa manière de nous prévenir des dangers pas visibles. Elle était prudente. Elle s'écriait a tout moment : Tention blésé !.. Elle déployait autour de ses enfants comme un esprit de sécurité qui s'inscrivait dans les gestes anodins, les actes de tous les jours, surtout les plus répétitifs. La fatalité était inscrite dans la connaissance, la sécurité semblait le but même de tout apprentissage, l'accident n'était plus un drame exceptionnel mais un possible de tout instant. Je voyais bien dans la vigilance de ses regards qui escortaient nos idioties, qu'elle se considérait à priori responsable de tout : du hasard, du destin ou de l'imprévisible. Et si dans la moindre petite brûlure il n'y avait le plus souvent pas de coupable direct, elle proclamait à sa manière que personne n'en était pour pourtant innocent.

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