Pour le reste, ce sont les évènements tragiques
rapportés dans le journal qui renforçaient dans
nos vies la peur du feu et des brûlures. D'abord cette brûlure
terrible du visage infligée par des femmes jalouses à
leurs hommes infidèles. Le coup-d'acide était une
arme que les femmes privilégiaient juste avant le coup
de ciseaux. Cette pratique du jet d'acide remonte à je
ne sais quel enfer plantationnaire, et si ce phénomène
s'est largement atténué il persiste encore en tressaillements
fossiles. Viennent aussi ces lampes à pétrole qui
explosent, ces bouteilles de gaz qui font tempêtes, ces
lampes-à-la-vierge qui font griller les draps et les matelas,
en entraînant de raides désastres humains. Mais ce
qui m'a marqué le plus, et qui provient certainement des
profondeurs esclavagistes, ce sont ces punitions que certaines
manmans infligeaient à leur petit voleur. Celui qui avait
dérobé quelque chose pouvait se voir plonger la
main dans une casserole d'eau chaude. Bien des manman sans jamais
passer à l'acte menaçaient ainsi leur grappilleur
de porte-monnaie : An ké fouté lan men'w adan an
bonb dlo cho ! Cette menace était mise à exécution
en divers coin du pays, s'étalait dans la rubrique des
faits divers, et servait de gendarme à nos inconsciences
chapardeuses. La main brûlée ainsi, allait bien au
delà de l'intention première qui n'était
pas de mutiler, mais bien de corriger. L'éducation populaire
créole, formatée par les pratiques esclavagistes,
était d'une rigueur qui épouvante les consciences
contemporaines.
Mais aujourd'hui que les lampes ne sont plus là, que l'éducation
perd de sa rigueur pour le meilleur et pour le pire, la prévention
reste un peu désarmée. L'espace domestique moderne
a sans doute tendu de nouveaux pièges à brûlures
que les expériences n'ont pas encore décodés.
Dans les appartements nouveaux, le feu est là, caché,
et la brûlure se dissimule dans des formes et présences
pas toujours bien identifiées. C'est vrai que Ti-Jean l'horizon,
Manman dlo, Ti-sapotille ignorent ces nouveaux dangers-là,
et que de toutes manières, ils ne racontent plus rien.
Reste à trouver les nouveaux contes, et les nouveaux conteurs,
et le nouvel apprentissage de la sécurité face aux
feux invisibles. Là encore, je me souviens de Man Ninotte,
de sa manière de nous prévenir des dangers pas visibles.
Elle était prudente. Elle s'écriait a tout moment
: Tention blésé !.. Elle déployait autour
de ses enfants comme un esprit de sécurité qui s'inscrivait
dans les gestes anodins, les actes de tous les jours, surtout
les plus répétitifs. La fatalité était
inscrite dans la connaissance, la sécurité semblait
le but même de tout apprentissage, l'accident n'était
plus un drame exceptionnel mais un possible de tout instant. Je
voyais bien dans la vigilance de ses regards qui escortaient nos
idioties, qu'elle se considérait à priori responsable
de tout : du hasard, du destin ou de l'imprévisible. Et
si dans la moindre petite brûlure il n'y avait le plus souvent
pas de coupable direct, elle proclamait à sa manière
que personne n'en était pour pourtant innocent.