BRÛLURES EN ÂMES CREOLES (1/2)

Patrick CHAMOISEAU

Je n'ai pas trouvé dans l'imaginaire créole de nos Antilles, des traces évidentes de la question des brûlures et de leurs préventions. Dans les contes, titimes et proverbes que j'ai pu consulter, on n'en fait pas mention. L'originelle brûlure, celle qui aurait pu s'immobiliser dans notre inconscient collectif est celle de ces marques au fer chaud que l'on appliquait sur la peau des esclaves pour signifier leur appartenance. Mais comme pour tout ce qui concerne les souffrances (mal oubliées) de la traite et de l'esclavage, on n'en a pas gardé d'attestation consciente. De même, dans les listes des tortures infligées aux esclaves récalcitrants, on ne mentionne pas particulièrement de pratiques liées aux brûlures même si elles ont bien entendu existé. Elles ne peuvent pas ne pas avoir existé car dans ce fond de l'horreur pas d'impossible envisageable. En revanche, de toute éternité, la culture populaire créole s'est méfiée du feu et des incendies. Incendies des champs ou des usines, mais aussi et surtout incendies des cases et des habitations, à cause des réchauds de toutes sortes, des bougies et des lampes à pétrole. C'est pourquoi très rapidement les cuisines ont été placées à l'extérieur. Cette disposition de l'habiter créole suppose, on s'en doute, un nombre incalculable de brûlés de toutes sortes et de drames ancestraux.
Mais si la question de la brûlure a hanté mon enfance, c'est à cause des lampes Coleman et réchauds à pétrole. Les exemples d'explosions étaient assez nombreux et les manman s'en méfiaient tout bonnement. Dans Antan d'enfance, je décrivais ainsi, le comportement de ma mère : Man Ninotte qui cuisinait dans l'appartement sur une lampe à pétrole, pratiquait une précautionneuse cérémonie pour allumer cette dernière. Elle commençait par écarter en silence les enfants. Avec des gestes de sénateur, elle pompait le combustible de la lampe, puis l'œil aiguisé, maniant une minuscule aiguille, elle débouchait l'ouverture où devait s'alimenter la flamme. Après un regard circulaire, elle procédait à la mise à feu. Et c'était là le mystère. Le temps d'une mi-seconde le monde restait en suspens à l'abord d'un carrefour où tout était possible, le désastre encore plus. Chaque existence s'apprêtait au démarrage en flèche. Nombreux étaient les cas d'enfants épluchés, de case disparues sous la râpe d'une flambée, de lampes explosives à l'instar des chabines. Man Ninotte de ce fait tenait discours philosophique sur la puissance du feu… Ces précautions étaient tellement systématiques et surtout tellement naturelles que nous n'avons jamais eu d'accident, à part quelque petite brûlure liée à la projection d'une goutte d'huile chaude sur un petit vorace guettant le poisson frit ; ou à cause de la rencontre d'une main gourmande avec une casserole de lait chaud doté d'une croûte agaçante. Il fallait là-même passer un peu d'huile (ou je ne sais quelle pommade malodorante) sur la brûlure pour éviter la cloque.

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